… la question de la Subjectivité divine, … on ne peut [y] répondre qu'en laissant loin derrière soi les impasses d'une ontologie anthropomorphiste et moralisante.

… parler de la Subjectivité divine, c'est parler de ce que nous pourrions appeler la « gradation du Soi ».

Premièrement et fondamentalement, la Divinité se « veut » elle-même ; il n'y a aucune différence entre son « Vouloir » et son Etre ; le mot « Vouloir » n'a ici aucune portée extrinsèque, il coïncide simplement avec l'Infinitude de l'Absolu, ce qui revient à dire qu'il exprime l'essence de ce que sera, en Mâyâ, la dimension ou fonction dynamique et cosmogonique du Principe: à savoir le Rayonnement du Souverain Bien (l'Agathôn socratique ou platonicien).

Deuxièmement et plus relativement : au degré de ce Rayonnement, la Volonté divine n'a qu'un seul objet : existencier, c'est-à-dire projeter la Toute-Possibilité de l'Infini, en la différenciant par là, dans la contingence, la relativité, l'Existence précisément ; c'est là le second aspect du Vouloir divin.

Troisièmement enfin et sur cette base ou dans ce cadre, la Divinité - devenue solidaire du jeu de Mâyâ - veut manifester sa propre Nature, qui est le Bien ; par conséquent, le Dieu personnel, législateur et salvateur, réglemente le comportement humain : il ordonne la vertu et interdit le vice; il récompense le bien et punit le mal. Mais sa Volonté ne saurait s'étendre, rétrospectivement en quelque sorte, à sa propre Racine ou Essence ; il « doit » et « veut » accepter les conséquences cosmiques fondamentales et générales du Rayonnement existenciant, car pour pouvoir manifester le Bien dans un monde il faut tout d'abord qu'il y ait un monde. La Volonté de Rayonnement, qui précède et conditionne cette manifestation, produit fatalement un éloignement par rapport à la Source divine, et cet éloignement, ensemble avec le déploiement diversifiant, graduant et contrastant des possibilités, donne lieu à ce phénomène limité et transitoire que nous appelons le « mal ».

Si nous voulons rendre compte des apparentes contradictions de la Volonté divine, force nous est d'avoir recours à la perspective que nous venons d'esquisser et qui révèle trois degrés de la Volonté divine, donc de la « Subjectivité » du Principe. Il est absurde d'admettre qu'une même subjectivité ou un même vouloir, d'une part ne veut pas le péché et d'autre part veut tel péché ; qu'un même sujet ordonne l'obéissance tout en créant telle désobéissance, ou qu'il désire ce que pourtant il hait. Dans cet ordre d'idées, le distinguo chrétien entre ce que Dieu « veut » et ce qu'il « permet » est plein d'intérê : Dieu permet le mal parce qu'il sait que le mal est l'ombre ontologiquement inévitable d'un bien global et que tout mal concourt en fin de compte au bien ; en permettant le mal, Dieu envisage indirectement le bien dont ce mal est comme un fragment infime, transitoire et nécessaire, la contingence exigeant et provoquant par sa nature même des contraires, des fissures ou des dissonances. Et ce n'est qu'en ce sens qu'on peut affirmer que tout est bien parce que Dieu le veut, et qu'aucune possibilité ne peut se situer en dehors de la divine Volonté.

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Pour nous résumer, nous dirons que, premièrement et fondamentalement, Dieu se veut lui-même, sa Volonté coïncidant avec son Etre et inversement ; que deuxièmement, Dieu veut l'Existence avec tout ce qu'elle exige et comporte, et qu'il la veut pour manifester et communiquer les trésors de sa Nature; et que troisièmement, l'Existence étant posée, Dieu y veut manifester le Bien, donc la norme et la loi. En d'autres termes : le premier Bien est le Principe lui-même ; puis il y a un deuxième Bien, l'Existence avec tout ce qu'elle entraîne; et enfin un troisième Bien, qui est l'ensemble des réverbérations, dans l'Existence, du Souverain Bien. Mais le phénomène même de la réverbération exige des contrastes, d'où cette concomitance privative et subversive qu'est le mal : or le mal est tel sous le rapport de sa particularité qui le caractérise, mais non de son existence ; de même, sont bonnes dans le mal toutes les possibilités positives, telles l'intelligence, la force, la beauté, les facultés de sensation et d'action ; il n'y a aucun mal qui ne soit tissé existentiellement de bien, et c'est ce qui a permis à certains d'affirmer péremptoirement qu'il n'y a que du bien dans le monde et que le mal est affaire de point de vue.

Sur un plan ontologiquement plus élevé, on pourrait penser que le Rayonnement, du moment qu'il projette le Réel en direction du néant et ainsi l'éloigne de l'Essence, comporte une sorte de mal ; ici aussi, et même avant tout, nous devons faire valoir que cet éloignement est « fait d'un bien », à savoir précisément du Rayonnement, qui est le principe et le moteur premier de l'Existence et par là du déploiement existentiel des Qualités divines, donc aussi de tous les biens que nous connaissons et que nous pouvons concevoir, autour de nous et en nous-mêmes. Ce que nous appelions le mal - et ce qui l'est en sa fragmentarité et sur son propre plan - est somme toute la rançon de la relativité ; et la relativité, qui coïncide avec la contingence, ne peut pas ne point être, puisque le suprême Principe est infini et que l'infinitude implique la Toute-Possibilité. Le cercle de Mâyâ se referme sur l'évidence védantine que « toute chose est Atmâ » ; ou sur la Shahâdah entendue en ce sens qu' « il n'y a point de réalité si ce n'est la seule Réalité ».

Si les asharites se bornaient à affirmer que la Volonté de Dieu est une, comme Dieu est un, nous n'aurions pas à les contredire, pour la simple raison que les modes hypostatiques de la divine Volonté n'empêchent pas son unité essentielle. Le Vouloir divin qui veut le bien dans le monde n'est en effet qu'une application du Vouloir divin qui veut le Rayonnement existentiant, ou qui veut le bien en tant que Rayonnement ; et ce Vouloir initial à son tour n'est qu'une projection du Vouloir intrinsèque de l'Essence, lequel vise son propre Etre. Le Vouloir divin le plus « extérieur » comporte toujours dans sa nature même les modes hypostatiques qui le précèdent ontologiquement, s'il est permis d'appeler ici « mode » ce qui, au sommet tout au moins, est au contraire pure Essence; autrement dit, que la Volonté divine soit nécessairement une ne saurait empêcher qu'elle se diversifie extrinsèquement en fonction de ses applications à divers degrés universels.

La Mâyâ cosmique, et à plus forte raison le mal, est en somme la possibilité de l'Etre de ne pas être. La Toute-Possibilité doit, par définition et sous peine de contradiction, inclure sa propre impossibilité ; l'Infini doit réaliser le fini sous peine de n'être point l'Infini. En ce qui concerne l'« épuisement » - par la manifestation - d'une possibilité, nous dirons qu'il n'y a dans le monde aucune impossibilité absolue, et nous donnerons les exemples suivants: il est impossible que le noir soit blanc ou que le cercle soit carré : mais comme ces impossibilités ne sauraient être que relatives, il y a la possibilité du gris et celle du carré aux côtés convexes ; ou encore, comme deux et deux ne sauraient faire ni trois ni cinq, il y a la possibilité des unités soit doubles soit divisées, et ainsi de suite. La multitude indéfinie des phénomènes paradoxaux ou absurdes s'explique - au point de vue dont il s'agit - par les exigences de la Toute-Possibilité ; les exceptions et les absurdités se produisent parce qu'elles ne peuvent pas être impossibles.

La raison d'être de la contingence est la manifestation du Bien dans et par la relativité, donc par des combinaisons, des gradations et des contrastes, ce qui entraîne ou exige le phénomène privatif et pourtant existentiel du mal ; mais celui-ci ne serait pas possible si ce plan du Bien relatif n'était pas éloigné et séparé du Principe, et cela par sa relativité même. Le Bien veut se prolonger ou se refléter dans la relativité afin de déployer toutes ses possibilités et de les épuiser par là, mais inépuisablement puisqu'il est sans limites.

Frithjof Schuon, Christianisme/Islam, Visions d'Oecuménisme ésotérique, p. 208


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